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Pierre Escaillas : Carnets de la Licorne
2 janvier 2008

OCEAN INDIEN, MER ROUGE, SUEZ ET MARANIA (III)

J'avais enfin réussi à embarquer. C'était pour mieux repartir : le commandant du Pierre-Loti ne s'était pas moqué de moi et le Marania était bien vendu à un armement philippin. Le temps d'embarquer le frêt pour le retour et nous faisions route vers Rotterdam sans escale.

Et maintenant le navire remontait le long des côtes de la Somalie. Les longues heures de quart, à l'abri du soleil dans la timonerie aux vitres baissées ou dans la relative fraîcheur de la nuit, sur l'aileron de passerelle, procuraient une sensation de calme et de bien-être retrouvés après les dernières escales poussièreuses, tellement bruyantes et brûlantes.
A présent le navire avait viré Gardafui, corne nord orientale de l'Afrique, direction  Périm et la Mer Rouge. Il était entré dans cette sorte de pertuis que forme le Golfe d'Aden et qui, un peu comme la
 

photosscan0268

Gardafui. Photo Pierre Escaillas.

bonde d'un lavabo, aspire à lui le tourbillon des navires venant des Indes, d'Extrême-Orient, d'Australie ou d'Afrique orientale et rejoignant l'Europe ou l'Amérique. A la différence du lavabo ( bien que je me souvienne d'hôtels aux plomberies tortueuses qui refoulaient relents et eaux douteuses dans des gargouillis rappelant le chameau qui blatère ) il en recrache tout autant, navires venus du nord qui compensent ainsi les aspirés par les refoulés en un énorme système de vases communiquants.
Depuis deux ou trois jours, la station radio du bord était en liaison avec le Sindh, autre navire de la compagnie en provenance d'Asie. Il n'était pas encore entré dans le Golfe d'Aden, mais sa vitesse plus élevée le rapprochait chaque jour un peu plus du Marania.

En ce début juin, la Mer Rouge n'était pas encore l'étouffant corridor des mois d'été : les matelas n'avaient pas encore fait leur apparition la nuit, sur les ponts. Les sabords, ouverts en grand, procuraient un semblant de fraîcheur tandis que les oreilles d'âne mises en place sur les hublots de coque récupéraient le modeste vent de la vitesse pour l'envoyer dans les cabines.

Marania

Maintenant, à tribord et invisible, il y avait Djeddah, le port de La Mecque où des esclaves venus de l'autre côté de l'eau déchargeaient les navires sous l'oeil de leurs maîtres venus depuis la ville dans de grandes limousines climatisées. Le Sindh était entré en Mer Rouge, lui aussi. Dans moins de trois jours il aurait atteint Suez et le convoi montant l'amènerait jusqu'à Port-Saïd et la Méditerranée. Pour le long-courrier, Port-Saïd est la proche banlieue de Marseille : derrière ses senteurs d'orient elle est le symbole du retour au pays. Le climat changeait rapidement et la chemisette de toile s'agrémentait le soir d'une veste ou d'un lainage léger.

Le Marania s'était engagé dans le canal. Une activité intense régnait sur les deux rives. Là où d'habitude n'étaient que djellabas traînantes - soulevées tout à coup pour provoquer les passagères accoudées aux bastingages des paquebots - ou pêcheurs résignés, fourmillait maintenant une multitude de véhicules militaires, de canons tractés, de chars et d'hommes en uniforme. L'affrontement avec Israël ne tarderait pas. L'attente dans les lacs Amer parût plus longue que d'habitude et le pilote yougoslave semblait nerveux.
Enfin, tard dans la soirée, ce fût Port-Saïd et, dans la nuit, le Marania fit route à l'ouest.
5 juin 1967 : le navire taillait sa route vers le Cap Bon lorsque la radio apporta la nouvelle. Israël avait attaqué et une partie du convoi montant était bloquée dans les lacs. Le Sindh faisait partie des "prisonniers". Pauvre Sindh déjà canonné et mitraillé six mois auparavant en remontant la rivière de Saïgon ( deux blessés et des impacts dans la coque ) et maintenant retenu entre les feux des deux belligérants !
Le Sindh restera prisonnier des lacs avec un équipage restreint relevé tous les six mois. Une fois par semaine, avec ses onze compagnons d'infortune, il appareillera pour faire des ronds dans l'eau du lac...et en 1970 le navire et son frêt seront abandonnés aux assureurs. J'aurais aimé ici céder le clavier à un membre de l'équipage de cette époque. Malheureusement la seule personne que j'aie réussi à joindre n'a pas donné suite à ma demande. Une autre peut-être lira ces lignes et voudra bien s'y atteler; il suffit de me joindre par les "commentaires"...

Le couperet n'était pas tombé bien loin derrière nous. Quelques heures de retard au chargement ou un problème technique nous auraient amenés à tenir compagnie au Sindh. Mais nous arrivâmes à Rotterdam en temps et en heure. De là je fus convié à rallier Marseille pour embarquer sur le paquebot-mixte Calédonien, direction Tahiti et l'Australie. Et malheureusement pas en qualité de passager...C'était la première fois que j'embarquais sur trois navires différents dans la même année.


Et aussi : http://debarcaderes.over-blog.com/

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