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Pierre Escaillas : Carnets de la Licorne
18 mars 2007

BARBECUE DES TROPIQUES

Jean Ceccarelli

barbecue_des_tropiques
Photo Wikipedia

NOUVELLE


          Presque chargé à bloc et sous petite vitesse, en avant très lente et juste pour demeurer manoeuvrant, le cargo roulait paresseusement. Sous le poids de sa cargaison ses murailles s'enfonçaient profondément dans l'eau jusqu'aux marques de franc bord.
Ce fut un jeu d'enfant pour le patron du LCVP (engin de débarquement) du porte avion HMS ... qui amenait l'équipe spéciale de sécurité incendie, de venir se ranger sous le vent et d'aborder doucement la hanche du navire au dessous de l'échelle de pilote affalée à babord.
Il semblait flotter une vague et imperceptible brume. Rien d'anormal n'était visible, mais le navire avait hissé le pavillon de détresse et lancé à la radio un "Mayday" pour demander assistance.

pavillon_nc

On percevait une odeur étrange faite d'huile, de peinture et de caoutchouc brûlé. Dès que l'équipe de sécurité eut embarqué, un mât de charge fut brassé en dehors et un cartahu permit de faire passer sur le pont arrière, au niveau du panneau de la cale IV, les précieux extincteurs spéciaux et les combinaisons de lutte contre les feux d'avions.
On sentait cependant une chaleur diffuse, le navire était bien en feu. En dépit de la fermeture des clapets des sectionnements, des bouffées de gaz délétères mais invisibles subrepticement infiltrées dans les emménagements par les gaines de la ventilation mécanique agressaient les yeux et les gorges.
Dans la lumière grise du crépuscule qui s'annonçait, un brise de mousson se leva assez brusquement et le cargo, le pont arrière fumant et vibrant d'air brûlant, changea de route et descendit au lof, afin que les fumées s'effilochent par son travers sous le vent.
Au portique arrière à une dizaine de mètres au dessus du pont, une épaisse spirale floconneuse se tordait sous l'effet de la brise. Sous le panache il n'y avait aucune fumée. Les gaz brûlants protégés du vent par la masse du château et celle de la maison de mât arrière s'élevaient du panneau de la cale IV en zigzagant, et ne prenaient forme et visibilité qu'à cette hauteur. Le panache s'éloignait en se tortillant et se dissolvait chassé par la brise humide. Normalement les panneaux de cale sont étanches et pourtant celui ci laissait passer la fumée. C'est dire que sous l'action du foyer de l'incendie situé dans l'entrepont la pression de l'air surchauffé devait être assez élevée. Ces vapeurs empoisonnantes filtraient de partout, elles s'insinuaient dans les larynx des imprudents qui étaient pris de quintes de toux et d'éternuements interminables.
Après avoir pris connaissance du cheminement dans le spardeck depuis les accès au niveau des parquets supérieurs de la salle des machines, l'équipe de pompiers du porte avion avait capelé ses combinaisons et soigneusement préparé ses équipements. L'opérateur chargé des liaisons avait déroulé les lignes du téléphone auto générateur permettant de communiquer avec l'équipe d'attaque du feu.
Guidé par les informations du second capitaine et du bosco, le Warrant Officer technicien chevronné chef de l'équipe britannique avait préparé son plan d'attaque du foyer et donnait précisément ses instructions à ses hommes. C'était un grand Ecossais taciturne qui parlait lentement avec l'accent rocailleux des Hébrides.
A son signal le charpentier desserra prudemment les linguets de la porte de communication sur le coursive du spardeck. Le panneau s'ouvrit doucement sous la poussée des gaz en exhalant un panache âcre envahissant le tambour des machines et allant s'effilocher par la claire voie supérieure. Traînant leurs pesants chariots extincteurs, en quelques secondes les scaphandriers du feu s'étaient engouffrés par l'accès à l'entrepont IV, dont le panneau fut rabattu doucement, laissant seulement passer les lignes de vie et les câbles téléphoniques qui filaient régulièrement et sans à coups.
Au bout d'un faible nombre de minutes, quelques grésillements téléphoniques annonçaient un bref compte rendu d'exploration. En retour et immédiatement une instruction brève lui succéda. Quelques secondes après un long chuintement surmonta le bruit de fond des auxiliaires et du moteur au ralenti. Une puissante odeur de produits chimiques surgissait du panneau et la fumée se dissolvait assez rapidement. De la demie pénombre enfumée de l'entrepont dans lequel le chef mécnicien avait rétabli l'éclairage de secours, on voyait revenir lentement trois hommes engoncés dans leur lourd équipement de protection amiantée. Le feu de latex était complètement éteint.
Déjà les scphandriers se déséquipaient, les téléphonistes rembobinaient leurs câbles et tous rangeaient soigneusement leurs matériels dans leurs coffres métalliques de transport. Dans le même temps le second avait fait ouvrir le panneau IV, rétablir la ventilation et orienter au vent les manches à air afin d'aérer vigoureusement l'entrepont. D'en bas l'équipe du bosco envoyait les extincteurs vides et évacuait les débris les plus gênants tandis que pour réconforter tout ce monde, l'intendant faisait distribuer des tasses de thé brûlant et sucré.
En dépit d'une composition somme toute majoritaire d'éléments latins dans notre équipage, les effusions avec les anglo-saxons furent très brèves, car les marins-pompiers devaient regagner leur bâtiment qui continuait à faire route.
A l'issu de brèves congratulations réciproques, deux ou trois documents furent paraphés par le capitaine et remis au W.O qui les plia soigneusement dans une sacoche de service.

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LCVP

Quelques ordres brefs, l'équipe britannique empoignait ses outils et son matériel puis se mettait en rang. Dans l'ordre et en silence, lentement et sans un mouvement inutile les marins anglais se dirigeaient jusqu'à l'échelle de pilote pour regagner un à un la grosse embarcation toujours crochée à couple. Entre temps, le cartahu avait officié et tout le matériel de secours se trouvait promptement arrimé dans le radier du LCVP.
Décontenancé par ce flegme tout britannique et professionnel, mais brusquement détendu après ces heures de tension et d'épreuve nerveuse, malhabilement le commandant du cargo chercha la main du chef de l'équipe de sécurité resté le dernier à bord du navire et il la serra chaleureusement. Le Warrant Officer le fixa longuement d'un regard étrange, métallique et lointain. Claquant imperceptiblement les talons, il éleva lentement sa main droite jusqu'à la visière de sa casquette à coiffe blanche immaculée et salua longuement. Puis toujours sans un mot il enjamba le pavois, empoigna les torons de l'échelle de pilote et descendit lentement le long de la muraille.
On entendit un ordre bref répété par le patron de l'embarcation, le moteur vrombit. Un brusque bouillonnement d'hélice et aidé par la gaffe du brigadier d'avant le LCVP déborda rapidement de la muraille et vira sur sa gauche.

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Des hourras, inorganisés mais impulsifs et mâtinés d'accents marseillais et bretons jaillirent de tout l'équipage du cargo rassemblé sur le couronnement. Se perdant dans les vrombissements des moteurs qui s'éloignaient, ils saluaient l'embarcation militaire en train de s'écarter. Sobrement quelques signes de main lui répondirent. Puis elle s'éloigna et son feu de route arrière dodelinant au gré de la houle se fit de plus en plus imperceptible.
La nuit tombait, depuis l'aileron de passerelle du cargo le clignotement de la lampe Aldis rendait compte au commandant du porte avion de la bonne fin des opérations. L'îlot répondit aussitôt.
Un peu plus tard le timbre aigrelet de la sonnerie du télégraphe chadburn informait qu'on faisait remettre la machine en route libre. Il précéda de quelques secondes un long coup de sifflet du cargo qui remerciait la Royal Navy et adressait ainsi un dernier adieu à ses sauveteurs. Le bâtiment britannique répondit par le même moyen et on perçût de loin le mugissement lugubre de sa sirène de combat.
Puis le LCVP se rangea le long de la muraille tribord du porte avion, juste à la hauteur de la grue de manutention derrière la cheminée. On entendit un chapelet d'ordres ponctués au haut parleur, au loin on discernait encore le LCVP en train d'être hissé sur le pont d'envol pour y être disposé sur son chantier. Puis le porte avion vira sur sa droite et reprit sa route vers Singapour.
La lumière diffuse de la voûte étoilée complétait les lueurs des fanaux de navigation des deux navires qui s'éloignaient en routes inverses et simultanément allaient disparaître derrière l'horizon.

Il régnait encore à bors une folle excitation, les esprits ayant été fouettés successivement par la rage de maîtriser l'incendie, puis rongés par l'angoisse d'abandonner le navire en pleine mer.
L'enthousiasme de la délivrance l'emporta, et chacun sur le navire reprit la routine de ses occupations et le bordées reprirent leur quart.
La nuit des tropiques tombe vite mais les imaginations croyaient discerner encore çà et là quelques fumeroles, rapidement dissoutes par le vent relatif du cargo qui avait remis en route libre. La Croix du Sud montait doucement à l'horizon, tandis que les lumières brûleraient tard cette nuit là.
Au salon du commandant qui était tout occupé à rédiger son rapport de mer.
Chez le chef mécanicien, ayant servi comme midship sur un porte avion, on se félicitait de la promptitude de la petite équipe de sécurité du bord (il se remémorait en pensée les innombrables postes de combat pour exercice de sécurité "incendie" auxquels il avait participé dans le hangar d'aviation, au parquet machine ou dans la chambre des pompes des soutes à combustible-aviation).
Au carré des officiers ou les divers spécialistes non de quart se congratulaient mutuellement.
Au réfectoire des maîtres où le chef cuisinier tenait une conférence sur les dangers des feux de friteuse.
Dans le poste d'équipage où les hommes ne déploraient pas, qu'au ras de l'eau, ils n'aient pas pu goûter les caresses des embruns marins ou celles de la mousson humide, recroquevillés sur les bancs dans les embarcations. Bien au contraire ils s'étiraient, confortablement installés sur leurs bannettes tièdes.

Là haut, dans la chambre des cartes le second lieutenant recalculait son estime sur le routier océanique et préparait les cartes de l'atterissage sur le chenal des "six degrés".
Dans l'obscurité de la timonerie tout en maniant les manetons de la roue l'homme de barre, qui avait servi en 48 sur le fleuve en tant que fusilier marin aux Dinassauts d'Indochine, se rappelait les remontées de rachs dans les engins de débarquement au petit matin, pour aller secourir un poste qui avait été attaqué. Avec la brume légère qui flottait sur l'eau, et surtout les odeurs de fumées des villages de pêcheurs et le creux à l'estomac quand il fallait dévaler en courant la rampe de débarquement avant d'aller plonger vers l'abri des cocotiers et mettre en batterie le fusil mitrailleur en couverture des grenadiers voltigeurs qui progresseraient vers les hautes herbes...

Après minuit, à la nouvelle relève de quart pont, tout était rentré dans l'ordre. En bas, le moteur MAN ronronnait doucement. L'équipe de quart à la machine, qui avait pris à onze heures, avait déjà effectué sa ronde. Le lieutenant mécanicien sirotait rêveusement la tasse de thé brûlant que lui avait préparé son graisseur.

L'équipe de veille à la passerelle s'émerveillait toujours de la cascade phosphorescente du plancton dans la vague d'étrave tandis que dans la lueur rougeâtre de la chambre des cartes le premier lieutenant qui venait de prendre, profitait du vide conjoncturel de l'horizon pour mettre en ordre les comptes du commissariat. Très prosaïquement, il imputerait aux membres de l'équipage leurs dernières cessions de marchandises détaxées et d'avances en escale, puis il vérifierait le relevé des heures supplémentaires des garçons de cabine...

Dehors, sur l'aileron de passerelle, le veilleur rêvassait. Il se prenait à ruminer que si le latex, sous forme de préservatif constitue certes un élément primordial de la sécurité vénérienne des matelots qui fréquentent les bouges des ports tropicaux, en revanche il peut constituer une redoutable menace pour les honnêtes marins qui se dévouent à le transporter sur les océans.

Jean Ceccarelli, Septembre 2003, cotre PATRON, au mouillage à Porquerolles.

Photos : http://www.operations.mod.uk/telic/images/sea
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